Raymond Dufayel
L'homme de verre
À cause d'une maladie congénitale, Ostéogenèse
imparfaite, connue également sous maladie des os de verre, maladie
de Lobstein, maladie de Porak et Durante, triade de Van der Hoeve, ou encore
ostéopsathyrose, les os de Raymond Dufayel cassent comme du cristal.
Une simple poignée de main risquant de lui broyer les métacarpes,
ça fait vingt ans qu'il évite de sortir de chez lui. De toute
façon, comme il se plaît à le répéter, au-delà
de sa porte commence la conjuration des cloportes. Le seul représentant
du monde extérieur dont il supporte le contact est Lucien,
le commis de l'épicier. Dans son appartement, Dufayel a éradiqué
les arêtes, arrondi les angles et aboli tout ce qui saille, qui heurte,
qui cogne ou qui blesse. Il règne sur un univers molletonné,
où lui-même n'évolue que caparaçonné comme
un picador. Chez lui, la télévision diffuse vingt quatre heures
sur vingt quatre un programme immuable et exclusif : celui du temps qui passe.
En effet, la caméra vidéo que sa belle-soeur lui a offerte,
Dufayel l'a définitivement braquée sur la pendule enseigne de
l'horloger d'en face. Mais ce qui rythme le mieux son monde et remplace les
saisons, c'est sa reproduction rituelle du Déjeuner
des canotiers d'Auguste Renoir. Il en exécute un exemplaire par
an depuis vingt ans. À force d'imaginer la nature des relations entre
chacun des personnages du tableau, il a concentré tout ce qui lui restait
de curiosité humaine sur cette petite assemblée figée
sur la toile. Le seul qu'il ne parvienne toujours pas à saisir, c'est
le personnage central dont le regard s'évade : la fille au verre d'eau.
Alors, faute de parvenir à la rencontrer sous son pinceau, Dufayel
va se résoudre à la croiser sur son pallier.
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